Dans les fluides sombres du sang menstruel et du sang de l’accouchement réside l’essence vitale de la forme la plus féminine d’énergie spirituelle. Concentrée et profondément mystérieuse, cette force touche toute femme et la lie à une formidable tradition shamanique. Comprendre cette énergie – et la toile riche de mythes et de symboles qui l’entoure – nous aidera à voir plus clairement les femmes dans leurs rôles transcendantaux.
Les hormones féminines jouent un rôle central dans les habiletés shamaniques des femmes. Pendant les menstruations et les jours qui les précèdent, les femmes expérimentent leurs plus puissants pouvoirs de guérison et d’oracles. Les changements d’humeur et la sensibilité accrue de cette période du mois – qui, en Occident, ont été étiquetés « Syndrome prémenstruel » (SPM) et traités comme une maladie – sont en fait des manifestations d’un état altéré de conscience, rendu possible à la biologie féminine. En plus d’une réceptivité pour la transe et l’extase est un autre avantage : comme le sérum d’œstrogènes est en hausse dans le corps de la femme, cela a pour effet d’augmenter l’activité des neurotransmetteurs, haussant ainsi la quantité d’adrénaline disponible, pour de difficiles sessions de guérison nocturnes.
Les femmes shamanes sont vivement conscientes du renouveau mensuel de leur énergie. La shamane mongolienne Bayar Odun me disait que sa récente séance shamanique avait été particulièrement forte puisqu’elle venait de commencer ses menstruations. Elle avait rit et m’avait ensuite chuchoté, avec un clin-d’œil « Lorsque nous avons nos règles, nous les femmes devenons leaders des cérémonies publiques. Je suppose que tu as remarqué que lorsque je battais mon tambour, mon cheval-vent était empli de sang. Mon battement était très puissant, et les hommes ne pouvaient que s’asseoir et contempler ma force ».
Les fleurs, force de vie féminine
Les énergies positives du sang féminin sont célébrées dans un symbolisme visuel et littéraire complexe, qui comprend des images de fleurs et est lié aux phases de la lune. Le sang féminin est honoré à plusieurs endroits comme étant la « fleur » de l’utérus. Dans le monde botanique, on dit que le but des fleurs est de produire des fruits et apporter ainsi de nouvelles plantes de leur propre espèce. Par analogie, tout comme les fleurs contiennent les fruits futurs, le sang utérin contient l’essence des générations futures. Dans la Bible, le sang menstruel est appelé « fleur qui précède le fruit de l’utérus » (Lévite 15 :24). Et lorsqu’une fille a ses premières règles, on dit d’elle qu’elle a « porté la fleur ». En français, « les fleurs » est le nom donné au premier saignement d’une jeune fille.
En Côte d’Ivoire, dans l’ouest africain, une aînée Beng donna une explication similaire à ma collègue Alma Gottlieb, une anthropologue de l’Université de l’Illinois. Elle lui a dit que le sang des femmes est très spécial parce qu’il contient un être vivant. « C’est comme un arbre. Avant de porter ses fruits, un arbre doit avoir porté ses fleurs. Le sang menstruel est comme la fleur : elle doit émerger avant que le fruit – le bébé – ne puisse être porté. » Dans mes propres recherches au sein des Maya de Belize et du Guatemala, j’ai trouvé que le mot fleur est une métaphore pour le placenta.
En Inde, le lotus rouge représente les organes reproducteurs féminins, et les peuples tribaux là-bas célèbrent encore la fertilité d’une jeune femme qui vit sa ménarche (premier saignement) avec des chansons qui la décrivent comme une fleur de noix de coco bourgeonnante. Par la suite, chaque fois qu’elle ressent une accélération de son énergie durant sa période menstruelle, le sang peut être mixé à du vin et consommé comme boisson rituelle spéciale, bue par les membres féminins de sa famille étendue. Dans les Îles Andaman de la Baie du Bengal, une jeune femme prit le nom d’une fleur après ses premières menstruations. À ce moment, on disait qu’elle était « en fleurs ». Lorsqu’elle était enceinte, son corps était mûr de « tous ses fruits », elle était alors considérée comme une femme complète.
Le symbolisme de la fleur au Mexique remonte aux mythes. Un illustration d’un ancien manuscrit aztèque peint, illustre les organes reproducteurs et le sang menstruel de Xochiquetzal, ou Plume Florissante de Quetzal, comme une seule fleur à longue tige. Selon la mythologie aztèque, cette déesse de la lune et de l’amour eut ses premières menstruations alors que ses organes génitaux avaient été mordus par une chauve-souris, née du sperme Quetzalcoatl, ou Serpent-à-plume-Quetzal. Elle saigna des fleurs fragrantes et ce faisant, introduisit dans le monde le plaisir sexuel.
Au centre du Mexique, les fleurs demeurent symbole de force de vie féminine et de tous les plaisirs sensuels, incluant l’amour sexuel, l’art, la musique, le tissage, la broderie, l’orfèvrerie, la sculpture, le chant et la danse. Dans le folklore de la région, on dit qu’une sirène vit à l’intérieur de la lune et qu’elle est responsable des menstruations. En Nahuatl, la langue des Aztèques, l’utérus est appelé « pot de fleur », qui était aussi le nom donné à la patronne des sages-femmes.
Les Huichols croient qu’une déesse, Grand-mère Croissance, fabriqua les fleurs à partir de ses sous-vêtements souillés de sang qu’elle avait jeté dans une source, dans le désert près de l’endroit où le cactus peyotl sacré pousse maintenant. Des fleurs de ce cactus, sa fille, la déesse de la maternité, a été créée. Chaque année, les familles font un pèlerinage à la maison de sa fille, un sanctuaire tout près de la source. Ils y chantent, dansent et prient pour la fertilité, laissant des offrandes de bols perlés, des bâtons croisés grâce à du fil connu sous l nom de « yeux de dieu », ainsi que des mâts de bambou et de coton tissé.
Une imagerie similaire des fleurs – parfois liée à l’eau qui symbolise le canal de naissance – existe à travers toute l’Asie. Dans les provinces de Guangdong et de Fujian, au sud de la Chine, on dit que chaque femme possède une fleur qui représente sa féminité. Chacun de ses enfants en a un double, croissant dans un pot de fleur, planté dans un jardin aux cieux. Afin d’être mis au monde, le fœtus doit traverser le « pont-aux-cent-fleurs », un endroit de transformation et de réincarnation liant le ciel et la terre. Durant ce passage dangereux, une divinité des fleurs connue comme « Dame du bord de l’eau »protège la femme enceinte et son enfant. En Corée, le premier chaman était une femme qui maintenu un village sur la montagne empli d’azalées et de lotus. Puisque ces fleurs peuvent faire revivre les morts, on en est venu à les voir comme créant un monde imaginal situé près d’une rivière du monde sensuel.
Des artistes de plusieurs cultures utilisent les fleurs comme symboles à la fois magiques et sexuels, dans leurs chansons, poèmes et peintures. La relation visuelle entre le clitoris et la fleur à moitié ouverte, par exemple, est un motif fréquent, en partie parce que les pétales de la fleur s’ouvrent pour révéler le pistil et l’étamine en son centre reproducteur. Plusieurs des fleurs de Georgia O’Keeffe représentent le corps féminin, bien qu’elle-même refuse de l’affirmer, ne souhaitant pas être étiquetée « artiste féminine ». Néanmoins, elle a tout de même admis essentiellement la connexion, lorsqu’elle dit à son biographe : «J’essaie avec tout mon talent de faire une peinture qui est tout de femme, et qui est tout de moi ». Plus récemment, l’artiste Suzanne Santoro était franche à propos de la signification de ses images. Lorsqu’on lui demanda celle de sa « Fleur et Clitoris », elle dit qu’elle a délibérément « placé la fleur près du clitoris dans le but de comprendre la structure des organes génitaux féminins.
Entrer dans le courant du temps
Les phases de la lune ont toujours été utilisées pour marquer le passage du temps. Chaque mois, la nuit croît, devient pleine, décroît puis disparaît pendant trois nuits avant de renaître en tant que « nouvelle lune ». La disparition de la nuit n’est jamais finale et son cycle récurent est lié aux rythmes de la vie : conception, naissance, mort et renaissance. D’une culture à l’autre, la lune symbolise le renouveau, l’immortalité et l’éternité. La croissance et la décroissance de la lune contrôleraient les marées des océans et le sang menstruel. D’ailleurs, le mot grec pour lune – mene, signifiant « mesure du temps » - est la racine du mot menstruer.
La lune croissante, sous la forme d’une corne de bœuf, a été gravée à l’entrée d’un abri de pierre datant de l’époque paléolithique, à Dordogne, en France. Une dalle de calcaire y montre une femme nue, aux seins pendants et visiblement enceinte. Dans sa main gauche, elle tient la corne, sur laquelle sont gravées treize lignes. Les chercheurs croient que ces marques indiquent que le peuple de ce temps liait le cycle menstruel de la femme au cycle annuel de treize lunes, et ce faisant, aurait créé le premier calendrier.
Il y a approximativement trois mille ans, les femmes mayas, indiennes et chinoises utilisaient leurs observations de la lune afin de développer des calendriers, ceux-ci encore étant encore utilisés présentement. En Inde, le calendrier lunaire de vingt-huit jours était divisé en deux périodes de quatorze jours – la moitié sombre et la moitié lumineuse de la lune. Ensemble, celles-ci marquent à la fois le cycle lunaire et le cycle menstruel, avec la pleine lune comme symbole cosmique représentant la grossesse. Dans le système cosmologique chinois, la pleine lune représente la conjonction du yin et du yang, où l’obscurité, la féminité et l’immobilité de la terre combinée avec les mouvements des constellations et autres corps célestes. Les dates de l’accouchement des femmes enceintes étaient calculées en notant soigneusement les vingt-huit positions stellaires dans lesquelles la lune passait.
En Amérique centrale, les sages-femmes mayas ont observé que lorsqu’une femme sautait sa période menstruelle, elle mettait au monde son enfant environ 260 jours plus tard. Afin de garder une trace du temps écoulé, elles notaient la pleine lune la plus près du jour où elle a réalisé qu’elle était enceinte et comptait ensuite neuf pleine lunes pour arriver à la date approximative de l’accouchement. Cette pratique donna lieu à un calendrier lunaire qui fournit une base à tous les autres calendriers mayas, et il est encore utilisé par les sages-femmes.
Dans les mythologies chinoises et mayas, la lune est représentée par une déesse amoureuse. Une ancienne histoire chinoise dit que la déesse lune se querellait avec son époux, car il était jaloux de son habileté à menstruer. Il l’accusait de garder cet « élixir d’immortalité » pour elle-même. Elle était si furieuse de son accusation infondée qu’elle l’abandonna et s’en alla vivre pour toujours dans la maison de la lune. Depuis ce temps, elle interdit à tous les hommes de participer à son festival annuel de récoltes, à la pleine lune. Les déesses lunaires chinoises et mayas ont en commun d’avoir souvent des relations avec des lapins; leur fécondité affecte directement le monde des plantes, faisant germer les grains et fleurir les plantes. La déesse lunaire Maya précolombienne apparaît même sur les poteries comme une jeune femme assise sur le glyphe maya représentant un croissant de lune, tenant un lapin sur ses cuisses. On dit que le lapin reflète les motifs visibles sur la surface de la pleine lune.
La synchronie menstruelle et l’isolement
Des études scientifiques indiquent que les femmes qui vivent ensemble dans de petites communautés ont tendance à harmoniser leurs périodes menstruelles. Cela arrive entre autre parce qu’elles savent à quel moment chacune d’entre elles saignera et parce qu’elles sont sous la même lumière nocturne (en l’absence de d’autres formes de lumière, la nuit, l’ovulation est influencée par la pleine lune).
En Australie, chez les Yolngu, les premières menstruations d’une fille sont considérées si bénéfiques et puissantes que les femmes plus âgées en gardent un peu de sang pour utiliser lors des rituels qui les initieront dans leur maturité. À chaque période menstruelle, jusqu’à ce que la jeune fille ait pleinement mûri, les femmes massent ses épaules avec ce sang afin de stimuler son développement. Pour ce faire, elles se réunissent dans des camps menstruels chaque mois durant la pleine lune. Les femmes qui n’étaient pas menstruées – et qui n’étaient pas enceintes ou ménopausées – étaient encouragées à menstruer, en leur racontant l’histoire du premier saignement féminin, qui était illustré grâce à un jeu de ficelles.
Il y a longtemps vivaient deux petites filles connues comme les Sœurs Djanggawul. Elles étaient dehors, un après-midi, marchant avec leur frère, une longue route. Alors qu’ils traversaient ensemble la Terre, des sources sortaient de la terre et des arbres poussaient spontanément, à leurs cimes couvertes de feuilles et d’oiseaux. Lorsqu’elles furent fatiguées, elles s’assirent. Mais lorsqu’elles se relevèrent, elles laissèrent leurs sacs sacrés sur le sol et leur frère les leur vola. Elles réalisèrent alors que, bien que leurs pochettes leur aient été enlevées, elles avaient gardé le pouvoir de leurs emblèmes, puisqu’elles avaient encore leurs utérus. Elles s’assirent sur le sol, leurs jambes largement entrouvertes. Et alors qu’elles se regardèrent l’une et l’autre, elles commencèrent à saigner.
Lors de ces rassemblements, une figure faite pour ces moments est nommée « sang de trois femmes ». Le design – une simple corde croisée en trois segments, tenue entre les pouces, index et auriculaires de chaque main – représente la connexion qui se produit entre des femmes saignant ensemble au même moment à chaque mois.
Selon la tradition, les femmes polynésiennes se rassemblaient une fois par mois dans les demeures des femmes pour parler et apprendre des unes des autres. Les femmes hawaïennes, à ce jour, vont encore à leur hale pe’a ou maison menstruelle. Alors qu’elles passent du temps ensemble à partager des informations et à fabriquer des tapis d’écorces, leur nourriture est préparée et leur est apportée par leurs maris et leurs fils. Similairement, sur l’Île Mogmog, dans le Pacifique, plusieurs femmes se retirent dans une large demeure chaque mois durant leurs périodes menstruelles. Elles y emmènent leurs plus jeunes enfants et passent du temps ensemble à tisser et à discuter.
Rituels de puberté
Les rituels de puberté pour les jeunes femmes les aident à expérimenter le pouvoir de leur nouveau statut d’adulte, d’abord par la voie de la méditation, puis dans un rituel communautaire festif. Les ménarches mènent à un portail important sur leur cheminement, pour découvrir leur sexualité. Pour une fille Diné, le sang qu’elle perd, appelé chooyin ou « pouvoir sacré », représente son énergie reproductive. Une femme herboriste m’a dit : « Ce premier sang est sang de vie. Alors tu as une cérémonie spéciale appelée kinaalda ou « première menstruation ». La famille de la jeune fille font appel à une femme en qui ils reconnaissent les idéaux de la féminité – bonne santé, ambition, connaissance de la tradition – afin qu’elle guide leur fille lors des rituels. »
Au matin du premier jour, la jeune femme est vêtue à l’image de la déesse appelée Femme-Changeante ou Femme-Araignée, la divinité dont les tissages crée et répare l’univers. La jeune fille porte une blouse de velours rouge profond et une jupe de satin, une ceinture de laine rouge et noire, des mocassins avec des jambières en peau de cerf, de longues boucles d’oreilles en turquoise, une ceinture concho d’argent, des colliers de turquoise, des anneaux et des bracelets d’argent. Les membres de sa famille et ses amis proches lui prêtent la plupart des bijoux qu’elle porte car ils croient que cela les revitalisera et les bénira, lors de son rituel.
Une fois qu’elle est vêtue, la jeune fille s’agenouille, faisant face à l’est ; ses cheveux sont lavés avec de la mousse de racines de yucca et peignés avec une brosse d’herbe. Ils sont attachés à sa nuque et tenus en place grâce à une lanière spéciale découpée dans de la peau de lion des montagnes. Ensuite, elle se tient au centre de la pièce alors que ses parents dispersent des couvertures blanches et d’autres tissus. Elle s’y allongera et y sera massée. Comme une participante l’expliquait : « Lorsque tu as ta Kinaalda, c’est comme si tu retournais au stade de ta naissance. On te perçoit comme un nouveau-né. Et tu te sens comme ça. C’est pourquoi ton corps est modelé afin de créer de la force et de l’endurance dans tes membres et ton corps ».
Elle effectue ses massages avec un objet plat et doux. Si elle désire que la jeune fille devienne une excellente tisseuse, elle utilisera ses lattes de tissage. Pour en faire une bonne étudiante, elle utilisera un cahier. En commençant avec les pieds et les mains de la jeune fille, elle monte ensuite vers la tête. Alors qu’elle masse, elle nomme des caractéristiques positives. En massant ses pieds, elle dit « Puisse-t-elle être agile et gracieuse comme un cerf ». En massant ses jambes, elle dit « Puisse-t-elle être forte ». Si elle désire que la jeune femme excelle dans le tissage, elle pétrira ses mains et ses bras en disant « Puisse-t-elle être une bonne tisseuse ».
À ce moment, la jeune femme se lève et marche jusqu’au centre de la pièce, ou tous les enfants font la queue. Un par un, ils s’avancent vers elle, alors qu’elle représente pour eux Femme-Araignée. Elle place ses paumes de chaque côté de leur visage et étire la peau vers le haut, afin qu’ils puissent bien grandir. Comme une mère le raconte, « c’est comme une cérémonie de guérison. Grâce à sa Kinaalda, elle est source de guérison pour les enfants. Tous ceux qui participent sont bénis ».
Plus au nord, les Lakota de la période pré-réservation marquaient le premier saignement féminin de manière différente. La jeune fille allait avec sa mère à la loge des femmes dans le but d’avoir une vision. Là, elles étaient jointes par d’autres femmes qui lui apprenaient comment recueillir son sang grâce à du cuir cousu avec des queues de quenouille. Ensuite, elle plaçait son paquet sacré à l’extérieur, sur un prunier, symbole de fertilité et d’hospitalité. En le faisant, elle priait silencieusement Femme Bison Blanc, qui apporta à la nation Lakota la Pipe de la Paix. Lorsque la jeune fille retournait à sa famille, ils tenaient alors une cérémonie publique durant laquelle le mythe de Femme Bison Blanc était raconté.
Il y a longtemps, Femme Bison Blanc apparut à deux jeunes chasseurs, comme une belle femme. Elle était sans vêtements, simplement ses longs cheveux qui tombaient sur son corps comme la robe d’un bison. Un de ces hommes pensa à avoir une relation sexuelle avec elle, et comme elle pouvait lire dans les pensées, elle l’encouragea. Alors qu’ils s’enlaçaient, elle s’entoura elle-même de fumée. Lorsque la fumée disparut, tout ce qui resta de l’homme était son squelette. Elle dit au second chasseur de retourner à son camp et de dire aux aînés que bientôt ils verraient quatre pouffées de fumée directement sous le soleil, à la mi-journée. Lorsqu’ils verraient ce signe, ils devraient préparer une fête et elle arriverait.
Lorsqu’elle apparut, comme promis, elle présenta au chef de famille la pipe, et leur apprit son utilisation rituelle. Ensuite, elle enseignera au shaman de placer du foin d’odeur sur les charbons. Cela a fait un nuage de fumée tourbillonnant, elle y est entrée et tourna autour quatre fois. La première fois, elle devint un bison noir, la seconde fois un bison brun, la troisième fois un bison rouge et la quatrième fois, elle devint un bison blanc femelle et galopa au loin dans les vallées.
Dans les rituels de puberté, une fille Lakota joue le rôle mythique de la grande femme shamane, la Femme Bison Blanc. Ainsi, elle donnait à son peuple un pouvoir mystérieux ou sacré appelé wakan. Pour le restant de ses années fertiles, et pendant sept jours, chaque mois, elle irait à la loge des femmes, où elle entreprendrait des quêtes de vision avec les autres femmes de la loge.
Lorsqu’une jeune fille commence son saignement féminin parmi les Ojibwe et leurs voisins les Menominee, elle passe plusieurs jours dans une petite loge que sa mère fabrique pour elle dans la forêt. Durant ce sent, elle est appelée wemukowa, « devient un ours ». Son moindre regard ou touché pouvait provoquer la destruction des cultures de petits fruits (nourriture préférée de l’ours), la paralysie des adultes et la mort des enfants. Et sans aucune formation préalable, elle possédait le pouvoir de guérir. Comme l’expliquait un de leurs hommes : « Lorsque j’étais jeune, j’avais plusieurs verrues sur mes mains. J’étais presque totalement couvert par elles. Une vieille femme de ma tribu me conseilla d’aller voir une fille qui avait bâti une bakan ishkodawe (loge menstruelle), à quelques distances du village. Elle m’avertit d’approcher la loge de côté et très prudemment. Si je l’atteignais sain et sauf, je pouvais passer mes mains devant et dire ‘je suis venu à toi pour guérir mes mains’. J’ai approché la loge, passé mes mains à l’intérieur et répétai les paroles. La jeune fille mouilla ses doigts de sa salive et toucha mes verrues. Lorsqu’elle eut finit, je regagnai mon village. Et après cinq jours seulement, toutes mes verrues était complètement disparues! »
Au début des années 1900, en Colombie-Britanique, les Haida avaient insisté pour qu’un individu en douleurs sévères trouve une jeune femme ayant ses premières menstruations afin qu’elle le masse. Si elle était capable de le guérir de cette manière durant son écoulement menstruel, elle était alors formellement entraînée et initiée comme shamane par une femme plus âgée.
L’idée voulant que le sang menstruel puisse guérir en est une très répandue. En Alaska, chez les Koyukons, les fluides menstruels et les fluides d’accouchement sont mélangés avec des plantes médicinales et utilisés pour concocter des talismans de protections pour les enfants. Au Tibet, le sang menstruel des jeunes filles est offert à la déesse Tara et utilisé comme une médecine puissante pour l’entière communauté. Et sur l’île indonésienne de Java, le sarong que porte la jeune fille durant ses premières menstruations n’est jamais lavé ou reporté, mais gardé comme un charme. Plus tard, si un de ses enfants est malade, elle l’enveloppera dans le vêtement. Si l’enfant recouvrait sa santé, la femme était reconnue pour ses habiletés de guérison et devenait shamane.
Selon de nombreux mythes sur l’origine, une femme donna vie au cosmos en relâchant son sang féminin. De telles déesses sont associées à la couleur rouge, qui symbolise le sang menstruel, le sang de l’accouchement, la source de leurs pouvoirs dangereux, mystiques et créateurs. Au sanctuaire Ankota des aborigènes d’Australie, vu comme la vulve de la Terre, les adeptes femmes se visualisent elles-mêmes au bord d’une voie souterraine qui s’ouvre devant elles comme une immense caverne. Elles se voient alors comme du sang rouge, comme le cœur d’une flamme.
Dans le bouddhisme tibétain, la femme shamane connue sous le nom de Yeshey TSogyel, ou la Grande Reine Béatitude, est représentée d’un rouge brillant. Son pouvoir guérisseur est directement associé à sa vulve et à son utérus. Dans le sud de l’Inde, la déesse guerrière shamanique Bhagavati est aussi d’un rouge brillant; elle est la quintessence de la chaleur féminine et de l’énergie sexuelle, et la fleur d’hibiscus est son symbole.
Les Barasana du bassin amazonien croient que la première grand-mère de tous, Romi Kumu ou Femme Shamane, réaffirme sa force en peignant son visage en rouge chaque mois. Mais avant, elle retire la vieille peinture, retirant une fine couche de peau, représentant ici son sang menstruel. Les shamanes Barasana, comme les Indiens de Suriname, sont soit de jeunes femmes ou des femmes pré-ménopausées, ou encore des hommes qui sont passés par des rituels de puberté dans lesquels ils ont saigné leur pénis. Ce sang est considéré être le même que le sang menstruel. Dans ces groupes, comme dans d’autres groupes sud-américains, les shamans masculins et les femmes menstruées sont considérés de puissance égale de par leur grande autorité et de leur fertilité.
Le sang et l’initiation shamanique
Partout où le chamanisme a conservé une tradition féminine distincte, la guérison liée aux rituels de puberté conduisait souvent à l’initiation d’une jeune femme. Au début du vingtième siècle, Lucy Thompson, une riche femme du nord de la Californie, de descendance Yurok, publia l’histoire de son peuple, dans laquelle elle expliquait que le shamanisme se passait dans la lignée des femmes. Les jeunes femmes possédant un potentiel shamanique fort étaient sélectionnées en tant que novices peu de temps après leurs ménarches, et débutaient leur formation avec leurs mères et d’autres parents féminins. Pendant deux à dix ans parfois, elles visitaient des sites sacrés, canotaient le long de la rivière Klamath jusqu’à sa bouche, où, en l’atteignant, elles avaient des visions. Le fantôme d’un humain ou d’un animal se manifestait dans une énergie subtile à l’intérieur de leur corps; il était visualisé couvert de sang, comme une masse couleur de foie, appelé « douleur ».
Plus tard, durant son rituel d’initiation, la jeune femme allait dans les montagnes Klamath, seule, durant dix jours, pour s’y baigner et chercher une vision, dans un étang sacré. Le premier jour, elle marchait, se baignait et méditait une fois. Le deuxième jour, elle marchait, se baignait et méditait deux fois, et ainsi de suite, jusqu’au dixième et dernier jour. Finalement, elle se baignait à minuit, se tenant au centre de l’étang, sous le pouvoir de l’eau et celui de la lune. Elle priait alors Femme Ciel, lui demandant la longévité, la force, la prospérité, et un don ou une habileté spéciale. Puis, elle plongeait profondément dans l’étang et rapportait un coquillage, souvenir de son expérience. Lorsqu’elle revenait, elle donnait son talisman à sa mentor, et lui partageait ses pensées, sentiments, sensations, images et rêves de sa quête de dix jours.
À la fin du dix-neuvième siècle, Fanny Flounder, une tisseuse de panier Yurok très connue qui souhaitait suivre les pas de sa grand-mère, sa mère et ses sœurs, et entreprit une forme d’initiation shamanique pour elle-même. Plusieurs années après qu’elle soit revenue une guérisseuse hors-pair, elle raconta l’histoire de ses quêtes shamaniques de jeunesse à Robert Spott, un homme yurok :
Pendant plusieurs étés, j’ai marché jusqu’à une pointe de laquelle je pouvais voir la mer, près de chez moi. Là, je dansais pendant des heures dans l’espoir de recevoir une vision. Par un après-midi, alors que je dansais, je perdis conscience. Alors que je dormais, je rêvai que je voyais un ciel très haut, duquel coulaient des gouttes de sang, comme des glaçons qui fondent. J’entendais les gouttes faire « ts, ts », alors qu’elles tombaient dans l’océan. Puis, je vis une femme vêtue d’une robe de style très ancien, faite d’écorce d’érable, et ses cheveux attachés comme ceux d’un docteur. La femme monta vers le ciel, alors que celui-ci s’élevait plus haut, et prit un glaçon de sang, et dit « Tiens, prends ça », et me le mit dans la bouche. C’était d’un froid glacial. Puis, je ne me souviens de rien d’autre. Lorsque je revins à moi, il y avait plusieurs hommes près de moi. Ils me portèrent jusqu’à la hutte de sudation pour y danser. Mais je ne le pouvais pas. Mes pieds se tournaient vers l’intérieur comme s’il n’y avait plus aucun os à l’intérieur. Puis, l’un après l’autre, ils me soulevèrent sur le dos pour danser avec moi…
Finalement, après cinq jours à danser dans la hutte de sudation, je me reposais, lorsque j’ai eu une envie intense de manger de la chair de crabe. Une vieille femme parente à moi (également une shamane) marcha sur la plage jusqu’à ce qu’elle trouva une pince de crabe et me la rapporta, la fit rôtir dans les cendres. Mais à la première bouchée, j’eus la nausée. La vieille femme me dit : « Laisse tout sortir » et tint un panier sous ma bouche. Dès que je vis le vomi de sang, j’ai pleuré « Eya ».
Fanny acquerra cinq pairs de « douleurs » et devint une puissante herboriste et docteure qui pouvait déplacer des objets par le pouvoir de sa pensée. Cette combinaison de pouvoirs shamaniques en fit une des shamane les plus riches de tout le nord de la Californie au tournant du vingtième siècle.
D’autres shamanes Yurok rêvèrent qu’ils recevaient de leurs ancêtres et esprits, des pouvoirs provenant de l’eau et du sang. Une femme du nom de Merip Okegei accepta du cerf cru des mains d’une ancêtre inconnue puis vomit un foie de saumon. De telles images – des glaçons remplis de sang, des morceaux de cerf cru, un foie de saumon, et des amulettes enveloppées de sang – lient symboliquement les pouvoirs shamaniques des femmes à leurs fluides menstruels.
Tela Étoile Faucon Lac (en anglais Tela Star Hawk Lake), une praticienne shamane du nord de la Californie, note que, historiquement, lorsqu’une jeune femme atteignait sa puberté dans la société Hupa, il y avait une célébration durant laquelle elle vivait dans une « loge lunaire » spécialement construite avec une femme sainte. Cette femme s’asseyait avec la fille, brûlait des herbes et des racines dans un feu sacré. Puis, elle couvrait la tête de la fille avec de la peau de cerf pour l’aider à se concentrer sur ses pensées. Pendant que la jeune fille priait pour recevoir une vision, des danseurs à l’extérieur de la loge chantaient des chansons en son honneur. Après deux ou trois jours enfermée, elle sortait de la loge et courait jusqu’à la rivière. Là, elle demandait à la lune et à ses guides spirituels, ainsi qu’aux esprits de l’eau, de lui accorder la protection, la prospérité, la force et la longévité. En retournant à la loge, elle plongeait son regard dans une abalone remplie d’eau. Les images iridescentes et changeantes révélaient son nouveau statut spirituel en tant que guérisseuse shamanique.
À cause de différentes pressions culturelles, peu de femmes autochtones en Californie passent maintenant du temps, à l’écart lors des menstruations ou entreprennent des rituels de puberté. Ainsi, seulement une poignée de ces femmes entreprennent une formation et initiation shamanique. Toutefois, elles ont créé un rituel mensuel intertribal connu comme la cérémonie du temps de lune. Les femmes qui y participent s’abstiennent de travailler, d’avoir des relations sexuelles et de manger de la viande. Elles se reposent, mangent de la soupe, boivent des tisanes et des jus de fruits, elles prient et chantent au clair de lune. Au matin, elles se baignent dans l’eau froide pour se donner de la force. Durant cette cérémonie, elles méditent, se racontent des histoires et partagent leurs expériences de vie.
Au début du vingtième siècle, au Groenland, la coutume était d’envoyer les shamanes potentielles seules dans les régions sauvages durant leurs premières menstruations. On leur disait de rechercher le contact avec le monde des esprits. Lorsque la shamane Teemiartissaq allait atteindre sa puberté, son père shaman lui suggéra de suivre cette voie. Plus tard, elle décrit ses années de formation :
Mon père me dit : « Entraîne-toi pour angakok » (la profession shamanique à laquelle lui-même appartenait). Alors, j’allais dans les terres, à travers les montagnes. Lorsque j’arrivai, je vis un superbe papillon, tout couvert de sang, assis sur le sol. On aurait dit qu’il allait se mettre à siffler, alors je sifflai. Il me posséda et je m’habillai de manière à lui ressembler. Une fois de plus, je sifflai. Cela fit en sorte que le papillon me quitta, et s’envola. Soudainement, j’entendis quelqu’un dire : »Puisqu’elle a sifflé et qu’elle s’est vêtue comme le papillon, elle doit être formée comme celle qui descend dans la mer. Je me demande si elle visitera la divinité de l’océan lorsqu’elle deviendra une shamane bien-entraînée. » Puis, je vis le papillon se lécher partout, retirer tout le sang sur elle. À ce moment, je repris conscience.
Le papillon de sang émergeant de sa chrysalide symbolise sa venue à l’âge adulte. Tout comme le sang sortant de ses organes génitaux, l’esprit se libère et se métamorphose en papillon, s’envolant vers le ciel, débutant ainsi sa quête shamanique initiale. C’est la plus belle image du pouvoir du sang féminin en tant que forme extatique de pouvoir shamanique que j’aie rencontrée.
Le symbole transcende la culture, comme Judy Chicago l’a démontré dans son travail complexe « The Dinner Party ». Dans ce mélange créatif de sculptures, travaux d’aiguilles, de céramiques, peintures chinées, elle développa une histoire symbolique du féminin. L’imagerie sexuelle intrinsèque dans les trente-neuf plats de la table à dîner de Chicago provoqua une extraordinaire réponse négative de la part des critiques artistiques masculines, lorsque son travail a d’abord été exposé en 1979. Comme le notait une critique féminine : « Peut-être que ce symbolisme manifeste est trop près du quotidien de la maison, dans une société qui continue d’essayer de contrôler le corps des femmes, dans une bataille continue pour les droits de reproduction. Mais pour l’artiste, l’un des éléments les plus importants de son travail était le plat qu’elle nomma « un papillon vagin ».